Entretien : Jean-Pierre Decool, Sénateur du Nord, acteur et observateur du monde brassicole en France depuis plus de 50 ans, et instigateur en 2013 du groupe d’étude « Filière brassicole » à l’Assemblée nationale.
De la bière à la cantine dans sa commune des Flandres (Bourbourg) à son « tour de France des brasseries », en passant par les Corona bues avec Jacques Chirac et la bière à l’eau filtrée par le cimetière du village, Jean-Pierre Decool, 67 ans, Député (2002-2017) puis Sénateur (depuis 2017) du Nord, a tout connu du monde brassicole de ces 60 dernières années. Savoureux. Et instructif.
Jean-Pierre Decool, quel est votre rapport à la bière ?
Il est avant tout affectif, et intimement lié à mon territoire de naissance et de cœur : la Flandre. Mon lien à la bière remonte à ma prime jeunesse, puisque lorsque j’avais 6 ou 7 ans, nous avions droit à un verre de bière à la cantine. Evidemment, il s’agissait de bière très légère, autour de 2°, présentée comme une « boisson hygiénique ». Cette bière était servie au litre, dans des contenants dont je me souviens encore, sortes de verres tulipe sans pieds. A la maison, idem : la bière faisait partie intégrante du quotidien. La bière de table avait droit de cité à tous les repas, y compris pour les enfants, et ma mère cuisinait énormément à la bière, pour la carbonnade flamande, les crêpes évidemment. Dans la famille, nous produisions aussi de la bière, notamment ma grand-mère, avec les fameux « autobrasseurs » – des préparations pour produire sa bière. Elle embouteillait à la cave, et laissait fermenter. J’ai souvenir qu’un jour, un problème est survenu dans la fermentation, et toutes les bouteilles ont explosé. Ça sentait la bière dans toute la maison !
La bière n’est-elle alors utilisée qu’en cuisine ?
Non ! On prêtait à la bière certaines vertus thérapeutiques. Tremper le tisonnier incandescent dans la jatte de bière était par exemple un bon remède pour les maux de gorge ! Même les attrape-mouche étaient alimentés avec de la bière qui restait ! La bière faisait donc véritablement, et au sens fort du terme, partie intégrante de ma culture personnelle. J’ai même été jusqu’à épouser la Miss Houblon 1974 de Steenvoorde, c’est dire !
La bière continue de vous suivre – ou inversement – lorsque vous entamez votre parcours politique.
Brouckerque (dans les Flandres, à quelques kilomètres de Dunkerque, ndlr), la commune dont je deviens maire en 1990, abritait plusieurs petites brasseries par le passé, comme bien des villages du Nord. Les anciens racontaient que l’une d’elles pompait l’eau directement dans un « wateringue » (un petit canal de drainage, ndlr), en partie alimenté par les eaux de pluies. Or, à quelques dizaines de mètres de la brasserie, se trouvait… le cimetière ! Naturellement, l’eau de pluie qui s’infiltrait dans le cimetière se retrouvait dans le wateringue… et donc dans la bière ! Les habitants l’avaient surnommé la « Bière des Morts » ! Bien plus tard, en tant que maire, j’avais décidé de faire brasser une bière pour le village, la « Brouckebier ». Nous en étions tellement fiers que nous racontions que même l’orge utilisé pour la produire poussait sur le territoire communal !
Durant les décennies 70-80-90, comment se porte le monde de la bière ?
Dans le Nord, quelques belles brasseries occupent le paysage : Ricourt – actuelle brasserie 3 Monts -, Jenlain, Castelain, Motte-Cordonnier, Coq Hardi, Thiriez qui arrive dans les années 1990. Mais ailleurs en France – à l’exception de l’Est – c’est le néant. La consommation de bière est aussi liée à des raisons culturelles et sociologiques : c’est la boisson des métiers difficiles, de la mine. Ces décennies sont également marquées par le déclin de la production de houblon. Au niveau européen, les Allemands tenaient le discours suivant : la France, c’est le vin ; nous, c’est la bière. Cela a contribué à affaiblir la filière. En revanche, c’était l’âge d’or des brasseurs-livreurs, qui déposaient aux clients les caisses de bière chaque semaine. Le nôtre déposait même un litre de levure de bière pour moi, qui était un petit garçon chétif. C’était censé m’aider à m’étoffer !
Comment expliquer ce déclin relatif de la bière à cette époque ?
Il existe plusieurs facteurs. L’un des plus importants, à mon sens, ce sont les campagnes anti alcool. Attention, je ne dis pas qu’elles étaient inutiles ! Mais elles ont pénalisé le secteur brassicole. Dans les années 90, la presse relayait les assemblées générales des assemblées de buveurs guéris ! Véridique ! Cette défiance s’est poursuivie. En 2013, j’ai été très choqué lorsque Marisol Touraine, alors Ministre de la Santé de François Hollande, avait justifié une hausse des taxes sur la bière en affirmant sans aucune mesure que « les jeunes se saoulent à la bière. » Une des autres raisons de ce déclin fut sans doute l’arrivée sur le marché d’autres boissons, notamment les sodas. Enfin, il faut confesser que la bière de cette époque n’était pas qualitative comme elle l’est aujourd’hui. Cela a nécessairement nui à son image.
Lorsque vous êtes élu député en 2002, la bière est-elle un sujet ?
Ce n’est pas un sujet, c’est une occasion. A l’Assemblée, on célèbre les bières de Noël et les bières de Printemps. Mais il n’existe aucune structure, aucune instance de réflexion. Paradoxalement, les choses ont bougé quand, en 2013, sous François Hollande, fut décidée une augmentation importante des droits d’accises dans la bière (les droits d’accises sont une taxe supportée par les brasseurs, ndlr). Je suis un grand admirateur du Général de Gaulle, et une de ses phrases célèbres m’est alors revenue en tête : « quand on veut faire des économies, on ne touche pas aux haricots du soldat. » J’ai alors décidé de soutenir plusieurs amendements pour protéger la filière de cette décision ; j’ai même obtenu un rendez-vous à Matignon, avec plusieurs autres députés, parmi lesquels Marc Dollet (Nord), Bernard Gérard (Nord) ou encore André Chassaigne (Auvergne). Nous n’avons malheureusement pas obtenu grand-chose, si ce n’est l’assurance que cette décision se répercute moins sur les petites brasseries. En revanche, ce combat avait fait naître quelque chose autour de la défense de la bière. J’ai donc proposé la création d’un groupe d’étude sur la filière brassicole à l’Assemblée, qui vit le jour en 2013.
Quel a été le rôle de cette instance ?
Nous avons multiplié les auditions de brasseurs, de houblonniers, de fabricants de bouteilles. Nous avons même entrepris un tour de France des brasseries, pour se rendre compte de l’état de la filière. Avec une règle : pour chaque brasserie industrielle visitée, deux brasseries artisanales. Le jeu en valait la chandelle : l’année qui suivit, en 2014, un amendement faisait entrer la bière au Patrimoine gastronomique et culturel protégé. Trois ans plus tard, les micro-brasseries avaient augmenté leur production de 20%.
Restons dans la politique : il s’agit d’un monde de buveurs de vin plus que de buveurs de bière ?
Oui, incontestablement. Je suis une exception ! Il y avait Jacques Chirac bien sûr, grand amateur de bière, avec qui j’ai partagé pas mal de Corona ! Lors d’un séjour dans les Flandres, nous avions déjeuné d’un Potchevleesch et d’une bière Trois Monts. Il avait bluffé tout le monde par sa gourmandise ! Mais là aussi, les temps changent. En tant que Président de l’Amicale des Brasseurs au Sénat, j’ai réussi à mettre de la bière au menu de la cantine ! Tous les trois mois, on nous propose donc une bière différente, qui valorise à chaque fois un territoire. Malgré tout, les Parlementaires boivent davantage de vin… et d’eau, bien sûr !
Pour conclure, quels sont les enjeux de la filière aujourd’hui ?
La poursuite du maillage du territoire par les brasseries artisanales, qui s’avère de surcroît générateur d’emplois. Et puis, l’association de la bière avec la gastronomie. Dans ma région, les Hauts-de-France, deux sujets retiennent mon attention : le projet de Cité de la bière, qu’a annoncé vouloir soutenir Xavier Bertrand (Président de la Région Hauts-de-France, ndlr) en novembre dernier. Et puis la sauvegarde du patrimoine brassicole bâti : les anciennes brasseries désaffectées, qui sont souvent de magnifiques bâtiments, porteurs d’histoire et de notre culture brassicole. Enfin, je travaille actuellement avec plusieurs acteurs de la filière à la reconnaissance par l’Unesco de la bière française. Une démarche de long terme, mais en laquelle je crois beaucoup.