1/2 : Les bières de garde
Depuis le 19ème siècle, le Nord de la France (spécifiquement le Nord et le Pas-de-Calais) et la Belgique wallonne (le Hainaut tout particulièrement), partagent un patrimoine brassicole commun fort qui a largement contribué à l’essor et la renommée des brasseries et des bières des deux pays. En effet, les fermes brasseries historiques de ce territoire ont vu éclore deux variations de la bière fermière : la bière saison côté belge, style dont la réputation va bien au-delà des frontières de Belgique (les américains tentant même une copie avec le style Farmhouse Ale), et son corollaire français, la bière de garde.
Dans cette première partie sur les bières de tradition fermière, nous aborderons les bières de garde.
La bière de garde : Kesako ?
Le terme bière de garde peut tout d’abord être compris et employé dans son sens purement littéral – c’est-à-dire qu’il désigne des bières dont le processus de fabrication implique une maturation, un vieillissement. Ces bières sont destinées à être « gardées » pour être ensuite consommées. Le plus souvent, c’est cette définition qui est employée par les personnes non averties, qui n’évoluent pas dans la sphère brassicole. Malgré tout, il est intéressant de noter que la littérature historique belge emploie le terme avec cette signification.
La seconde définition désigne quant-à-elle une catégorie historique de bières françaises traditionnellement réalisées dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Le terme se réfère à un savoir-faire historique et régional, même si les bières de garde originelles et celles réalisées aujourd’hui dans les brasseries de la région sont assez peu semblables. En effet, les méthodes de brassage ont largement évolué. Traditionnellement, la spécificité des bières de garde reposait sur un stockage et une garde de plusieurs mois. Ceci répondait à une nécessité saisonnière qui n’a plus lieu d’être notre époque. La chaleur de la période estivale contraignait effectivement les brasseries à réaliser ces bières à la fin de l’hiver ou au début du printemps, pour ensuite les garder avant de les consommer l’été venu. Aujourd’hui, les bières de garde réalisées dans le Nord de la France sont évidemment brassées toute l’année et ne sont pas conditionnées à un paramètre climatique ou saisonnier.
Une autre complexité vient s’ajouter : le terme de « garde » est aujourd’hui généralisé et employé pour désigner une étape du brassage qui intervient après la fermentation principale. Ayant pour vocation d’apporter à la bière davantage de finesse aromatique, elle s’étale le plus souvent sur une durée allant de 2 à 6 semaines à une température de cave. Parfois, ce mûrissement est réalisé en fût, sur des périodes bien plus longues. Aussi, le terme génère-t-il une réelle confusion auprès du public. La définition apportée par l’administration française dans le décret bière n° 2016-1531 du 15 novembre 2016 ajoute à cette confusion. Elle stipule que « la mention bière de garde est réservée à la bière qui, après sa fermentation primaire, a subi une période de garde d’une durée de 21 jours minimum ». Ce paramètre désigne un processus aujourd’hui pratiqué par de nombreuses brasseries à travers le monde et n’a donc plus rien à voir avec une spécificité régionale.
Cette pratique découle-t-elle des méthodes de brassage des bières de garde nées dans les années 50 ? Cela semble à priori probable, néanmoins, elle ne constitue pas un critère différenciant permettant de caractériser les bières de garde réalisées dans les Hauts-de-France à notre époque. Les spécificités de ces bières, au-delà de leur ancrage historique et géographique, sont-elles à chercher dans leurs caractéristiques organoleptiques ?
En outre, il est important de souligner que les bières de garde sont le seul style français aujourd’hui reconnu à l’international ! Et pour preuve, il figure précisément dans le Guidelines Beer, édité par le BJCP (Beer Judge Certification Program), et la catégorie est présente dans les différents concours de bières internationaux. Le style génère une profonde curiosité dans le monde entier et la France, seule, semble s’en désintéresser. L’engouement autour de ce style et des bières dites saison est particulièrement important aux Etats-Unis (et sont souvent regroupés avec les Farmhouse Ale). Pour quelles raisons ? Son histoire particulière ? Un idéal d’authenticité et de confidentialité auquel les brasseurs et les passionnés aspirent aujourd’hui ? Ces bières fermières étaient en effet produites pour la consommation unique des travailleurs et de la famille qui s’affairaient aux labeurs des champs. Il existe une véritable quête aujourd’hui chez les biérophiles pour trouver les endroits du monde où l’on préserve cette tradition : fermes du nord de l’Europe, Himalaya etc…
De leurs origines à nos jours
Dans le courant du 19ème siècle, en Flandres, le brassage faisait partie intégrante de la culture locale. Les bières étaient le plus souvent brassées dans des fermes-brasseries. Elles n’étaient pas destinées à la vente mais à une consommation sur place. Leur caractère nutritif et désaltérant était idéal pour les ouvriers de la ferme, travaillant dans les champs durant le printemps et l’été. A cette époque, et avant la révolution industrielle, le brassage des bières était conditionné par le temps. La chaleur de l’été – qui rend compliqué la délicate étape de refroidissement du moût – obligeait les brasseurs à brasser durant les mois froids c’est-à-dire l’hiver et le début du printemps. Ils répondaient ainsi à l’adage « En hiver brasse qui veut, en été brasse qui peut ». Par ailleurs, le travail dans les champs accaparait les hommes d’avril à août, laissant peu de place à une activité brassicole. Avec cette saisonnalité, la principale difficulté rencontrée était de pouvoir stabiliser la bière pendant sa longue conservation (plusieurs mois) afin qu’elle ne s’altère pas. Le terme “bière de conserve” était d’ailleurs d’usage. Rapidement, deux solutions ont été identifiées : augmenter la quantité de houblon, connu pour ses propriétés antiseptiques, ou augmenter la quantité d’alcool. Ces deux procédés distincts ont donné naissance à deux styles de bières différents : un premier, rafraîchissant et houblonné ; un second, plus malté et nutritif. Ils sont les ancêtres respectifs des bières saison belges et des bières de garde françaises.
Disparition progressive et renaissance…
La révolution industrielle provoque des changements importants dans le monde brassicole. Au milieu du 19ème siècle, les spécificités régionales commencent à disparaître. A Paris, vers la fin des années 1860 on commence à brasser des lagers, bière de fermentation basse (souvent qualifiées de « bières de luxe »). Les habitudes de consommation évoluent. Dans le Nord, on continue de brasser des bières de fermentation haute, parmi lesquelles les bières de garde. Mais, rapidement, elles deviennent moins populaires et, à Lille par exemple, on note vers la fin du 19ème une chute de 50% de leur consommation. Vers 1905, elles représentent moins de 20 % de la consommation totale. (Source : Evans, RE The beers and Brewing Systems of Northern France. Birmingham, England : Institute of Technical Brewing, Midland Counties Section, 1905). Le succès des lagers, brassées par des établissements industrialisés avec un outillage moderne conduisent progressivement à la disparition des petites brasseries et de certaines fermes-brasseries. Par ailleurs, la nouvelle maîtrise du froid fait disparaître la saisonnalité du brassage et donc la nécessité de créer des bières fortes en alcool permettant une meilleure conservation. La 1ère guerre mondiale vient ensuite mettre un terme à l’existence du style.
Toutefois, les bières de garde font une nouvelle apparition entre 10 et 50 ans plus tard. Une brasserie familiale et historique du département du Nord revendique d’ailleurs la ré-introduction du style avec une interprétation personnelle : la brasserie Duyck. Elle met en avant le travail de Félix Duyck qui – dans l’entre-deux guerres – « s’inspire des bières fermières pour créer sa fameuse bière de garde ambrée titrant à 7°. (…) Commercialisée sous le nom vieille bière puis bière de garde puis Jenlain, elle est alors conservée en cave toute la saison ». Dans les années 1970, la révolution qui s’opère autour des bières artisanales aux Etats-Unis a fortement contribué à remettre les bières spéciales sur le devant de la scène, et notamment les styles saison et bière de garde. Les petites brasseries françaises ont rapidement perçu la nécessité de se saisir de niches, n’étant pas en capacité de rivaliser avec les lagers produites par les grosses brasseries. C’est à cette même période que la Jenlain ambrée connaît une incroyable popularité, dépassant très largement les frontières régionales. Elle est aujourd’hui considérée par beaucoup comme l’archétype de la bière de garde. D’autres brasseries du Nord suivent le mouvement et contribuent très largement au renouveau et à la propagation du style à l’instar des brasseries Castelain et La Choulette (Hainaut) pour ne citer qu’elles.
Méthode de brassage
Différents écrits nous permettent de mieux cerner les méthodes utilisées pour brasser ces bières de garde à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.
Si l’on compare les bières de garde du XIXe à celles d’aujourd’hui, il est facile de constater les importantes évolutions dans le processus de brassage. La fermentation haute était originellement privilégiée alors qu’elle peut aujourd’hui varier pour être soit basse soit haute selon les brasseries. La bière était gardée de longs mois alors qu’elle subit aujourd’hui une période de garde allant le plus souvent de 4 à 6 semaines ; Elle était gardée en tonneaux tandis qu’on privilégie aujourd’hui le conditionnement en bouteille ou en cuves. Sa teneur en alcool était faible puisqu’elle avait pour vocation première de désaltérer les travailleurs. Depuis la ré-introduction du style début XXème, les bières de garde présentent un taux d’alcool le plus souvent supérieur à 6%.
Pour Phil Markowski, spécialiste des bières d’origine fermière, le style « bière de garde » d’aujourd’hui a donc évolué au point qu’il forme un style bien à part pour lequel il est erroné de réaliser la moindre comparaison avec les traditionnelles bières fermières françaises. Pour les brasseurs d’aujourd’hui, c’est autant une méthode de production (peu d’esters & une longue période de garde) que la réalisation d’une bière de spécialité historique.
Evolution des bières de garde dans le temps
A l’origine, les bières fermières devaient présenter les caractéristiques suivantes : acidité et amertume liée au mode de fermentation avec les levures sauvages et aux houblons utilisés pour la conservation. En 1889 le Petit journal du brasseur les évoque en ces termes : « elles se distinguent en ce qu’elles sont plus fortes, fabriquées avec un malt spécial et du houblon fin. Quelques brasseurs ajoutent aussi à ces bières un peu de coriandre, plante aromatique qui a pour but disent-ils de donner un cachet spécial ». Avant es années 30, elles étaient réalisées avec des levures de fermentation haute.
Les bières de garde réalisées à partir des années 50, sont le plus souvent fermentées à haute température mais pas systématiquement avec des levures travaillant à hautes températures. Ceci s’explique certainement par l’influence des lagers. Phil Markowski – dans son essai Farmhouse ales – relève une grande similarité entre la méthode de fabrication des bières de garde et des Kölschbier allemandes actuelles.
Caractéristiques actuelles
Le classement des bières de garde dans le Guidelines Beer, témoigne de la difficulté à caractériser ce style. Cet ouvrage a pour objectif d’être un outil référence pour les juges lors des concours de bières. Les critères de classification des bières sont donc déterminés par le profil organoleptique de ces dernières et non selon des origines géographiques ou historiques. Dans le Guideline Beer, le style bière de garde est rangé dans la catégorie « Belgian Ale » mais apparaît également dans les catégories alternatives « Belgian and French ale », « amber ale » et « Bière fermière européenne ». Toutefois, des dominantes permettent de dégager plusieurs caractéristiques organoleptiques communes et – malgré leur diversité – de ranger les bières de garde sous une même bannière.
Aussi, les différents ouvrages consacrés au style s’accordent sur les caractéristiques suivantes :
– Une robe allant de blonde à brune en passant par ambrée
– Des arômes de malt dominants avec une certaine rondeur
– Un corps aqueux à épais
– Un faible houblonnage, utilisé pour contrebalancer la rondeur du malt
– Un degré d’alcool entre 6 et 8%
– Une utilisation de levures de type lager ou ale subissant une fermentation entre 12 et 18 °
– Une période de garde allant de 4 à 6 semaines
Le Beer Guide du BJCP spécifie qu’il existe donc trois variantes du style déterminées par la robe de la bière. Les bières plus foncées seront davantage centrées sur les arômes et saveurs du malt tandis que les versions blondes peuvent présenter des notes houblonnées plus appuyées (même si les arômes de malt restent dominants). Elles se rapprochent en cela des bières de style saison (registre de la paille) avec des arômes dérivés de la fermentation en étant moins amères et épicées que ces dernières.
Le conditionnement en bouteille avec bouchon de liège apporterait un caractère rustique parfois vanté dans certains ouvrages mais toute le monde ne s’accorde pas sur ce point. Dans le Beer guide du BJCP il résulte plutôt d’un défaut lié à l’oxydation et à l’utilisation du bouchon de liège, que l’on retrouve le plus souvent dans des bières commerciales davantage que dans des brasseries indépendantes ou artisanales.
Tout cela témoigne de la difficulté à dégager des caractéristiques qui permettraient par exemple de créer une appellation protégée. Comme le déplore Raymond Duyck, ancien directeur de la Brasserie Duyck et ancien président du Syndicat des Brasseurs des Hauts-de-France, « nous n’arrivons pas à trouver le dénominateur commun à toutes nos brasseries mais néanmoins spécifique à la région, qui ne soit donc pas présent chez les concurrents ». La solution serait la STG (spécialité traditionnelle garantie). L’appellation viserait alors plutôt à protéger un savoir-faire.
A très vite pour notre deuxième épisode de la saga “Bières de tradition fermière”….
SOURCES
– Les DUYCK ou 90 ans de brasserie familiale,
– Farm House, Culture and Craftsmanship in the Belgian Tradition, Phil Markowski
– Rencontre avec Monsieur Alain Dhaussy, Brasserie La Choulette, Hordain
(Mardi 2 avril 2019)
– Le Hainaut français et la bière par Bière André Dubois
– Bières et terroirs par Pierre André Dubois
– Les brasseries agricoles par Philippe Voluer